C’est une expérience marquante de ma vie de consultante. Je viens d’achever la présentation d’un l’audit sur la supply chain d’un concurrent, sur lequel nous avons travaillé près de deux mois avec mon équipe – un travail très sérieux, documenté, chiffré, étayé avec des pistes d’amélioration qui portent sur des enjeux majeurs. Je passe à la deuxième partie de l’étude, l’analyse concurrentielle ; leur concurrent numéro un atteint des taux de on-time delivery de 95% ; nous allons présenter l’organisation qu’ils ont mise en place pour réaliser de telles performances. Tout d’un coup l’ambiance de la salle change, l’attention redouble … C’est ce benchmark qui sera déterminant pour convaincre de passer à l’action et transformer l’organisation, pour emporter l’adhésion. Bien mieux que toutes les démonstrations théoriques, quand on montre que chez le concurrent ça marche, on lève de nombreuses objections et résistances au changement. Bref, le benchmarking a énormément d’impact. Pour s’ouvrir à d’autres façons de faire. Et surtout, montrer que « c’est possible ». Si les autres y arrivent, pourquoi pas nous ?
Seulement voilà, construire un vrai benchmark, fouillé et surtout exploitable, c’est une discipline exigeante, qui tient de l’enquête et du puzzle ; une discipline qui exige de la ténacité, voire de l’acharnement, de la créativité, de la précision et du story-telling, des qualités d’analyse et de l’esprit de synthèse. Qu’est-ce qu’un bon benchmark ? Voici quatre caractéristiques, pour aider à cerner le sujet.
L’état d’esprit. « Le benchmarking est au croisement de l’information brute et de l’intelligence ». Mener un benchmark requiert un gros travail d’enquête, de recherche de données, d’entretiens … Si le recueil d’informations est mené de façon superficielle le travail est sans substance. Mais un benchmark exige aussi de croiser les informations, les articuler ensemble, pour « comparer ce qui est comparable » — ce qui peut requérir des retraitements — comprendre les facteurs explicatifs derrière les écarts ; reconstituer le système, le modèle économique des concurrents. Sans ce travail d’analyse et de synthèse, l’exercice est vain.
Prendre le sujet en tenaille. Il y a des phrases qu’on a si souvent entendues qu’on ne peut pas s’empêcher de les répéter. Pour moi, c’est « la vérité n’apparaît jamais sur un écran d’ordinateur » — la phrase fétiche d’un directeur de Mars and Co, que j’ai si souvent entendue en tant que junior … puis répété à mon tour aux juniors qui travaillaient avec moi, pour qu’ils arrêtent de chercher l’info à la dixième page de recherche de Google, et qu’ils décrochent leur téléphone ! Bien sûr, l’indispensable point de départ du benchmark, c’est l’information publique : recherche presse, rapport annuel, informations financières, présentations aux investisseurs… Les analyses chiffrées sont également indispensables. Par exemple, pour un sujet d’approche commerciale on regardera les ventes par segments et l’évolution de la part de marché, la distribution, la politique de pricing, les études consommateurs. Mais on ira aussi à la rencontre des parties prenantes : distributeurs, fournisseurs, partenaires, anciens employés du concurrent.
La richesse du benchmark tient notamment aux allers-retours, aux confrontations, aux itérations entre ces sources d’infos : en partant des affirmations et hypothèses, pour aller vers la recherche d’éléments de preuve ; ou en partant des chiffres pour identifier les facteurs explicatifs ; en faisant le lien entre informations « macro », déclaration de stratégie globale et constats sur le terrain. A force de combiner les angles et les approches, peu à peu se dégage une vision complète, « suffisamment juste », de l’organisation et du modèle économique du concurrent.
La finesse. Parmi les sources d’informations, ce sont probablement les entretiens qui requièrent le savoir-faire le plus spécifique. Tout d’abord, il s’agit de cartographier les interlocuteurs. Il arrive souvent qu’on « sous-exploite » des sources pourtant faciles d’accès : collaborateurs auparavant employés chez des concurrents, comptes-clés qui à travers leurs négociations commerciales sont souvent très au fait des pratiques des concurrents voire de leurs prochains lancements. Ensuite, il s’agit d’identifier les interlocuteurs intéressants dans l’écosystème : les distributeurs ; les fournisseurs communs avec les concurrents, certains partenaires, des associations professionnelles…La première des bonnes pratiques en matière d’entretien concurrentiel, c’est d’interviewer ces acteurs « dans l’ordre », par étape, avec un ordre du jour, des questions spécifiques pour chacun. Il s’agit d’aller des sources les plus accessibles aux plus externes, pour concentrer les entretiens les plus compliqués à obtenir sur les informations manquantes et nécessaires.
L’entretien concurrentiel lui-même requiert un certain savoir-faire. Voici quelques conseils, à titre d’exemple. Questions ouvertes mais se concentrant sur l’essentiel ; recherche acharnée de quantification, d’ordres de grandeur, d’exemples, que les interviewés n’évoquent pas spontanément ; guide d’entretien à adapter régulièrement — au fur à mesure de l’exercice, certains points sont élucidées, plus besoin de reposer la question et l’on peut se concentrer sur d’autres problématiques ou des questions plus précises.
Les entretiens avec des concurrents ou des homologues requièrent un doigté particulier. Ils ne sont à « déclencher » que lorsqu’on a atteint une compréhension suffisante ; les questions doivent être précises mais non suspectes ; on doit disposer d’ « appâts » suffisants – être au clair sur ce qu’on est prêt à partager avec les interviewés une fois la synthèse réalisée.
Pratiquer le benchmarking, ça ne signifie pas être « sans foi ni loi ». Les entretiens sont menés dans le respect du cadre juridique, et avec éthique. L’enjeu n’est pas de dérober des informations aux concurrents, des fichiers ou des secrets industriels. Le benchmarking n’est pas l’espionnage. Il s’agit avant tout de s’ouvrir à d’autres façons de faire, en comprendre les avantages et les inconvénients, pour faire réfléchir sur des pratiques internes.
L’appreciative inquiry. C’est probablement une des leçons que j’ai apprises le plus tardivement. On a tendance à se concentrer sur ce qui ne va pas, ce qui marche mieux chez les autres, ce qu’il faut améliorer … Avec d’excellentes intentions d’ailleurs, parce qu’à première vue, c’est ce qui semble avoir le plus d’intérêt. Or identifier les points faibles des concurrents, les dysfonctionnements et les domaines de supériorité de son entreprise ou son client, c’est aussi très précieux. Cela met en évidence ce qu’il faut renforcer, préserver et mettre en valeur.