Élaborer une stratégie solide, avec une bonne hauteur de vue, mais bien ancrée dans la réalité du business, c’est un vrai challenge. Il faut sans cesse naviguer entre deux écueils : d’un côté, l’étude riche et fouillée, mais qui arrive après six mois de travail sous-marin, et s’avère finalement difficile à exploiter ; de l’autre, une démarche qui s’appuie largement sur les opérationnels mais risque de ne déboucher que sur des améliorations incrémentales.
J’ai beaucoup apprécié écouter Jean-François Tomasin évoquer la réalité de son rôle de Directeur Stratégie et Business Development chez ABF Ingredients (un groupe dédié au développement, à la production et la commercialisation d’ingrédients à forte valeur pour l’agro-alimentaire et la pharmacie). Un rôle qui repose sur un équilibre délicat entre l’instinct des opérationnels ; l’utilisation de méthodes et frameworks ; la recherche d’infos et l’analyse ; le courage de la décision. Au travers de notre échange se dégagent quatre clés pour positionner l’action de la direction Stratégie au bon niveau, pour instaurer et cultiver un dialogue riche et efficace entre direction de la stratégie et patrons opérationnels.
S’aligner sur la photo avant de discuter du film
« Les patrons opérationnels veulent très rapidement discuter de la stratégie future . Quand je leur dis que nous avons besoin de deux à trois mois pour établir une « photo » de départ, cela leur semble parfois long et superflu : c’est leur business, ils le vivent au jour le jour. Bien sûr, trois mois d’étude c’est frustrant pour les opérationnels. Et pourtant il faut résister à la tentation d’aller trop vite »
Obtenir une photo juste, bien comprise, alignée avec tout le leadership d’un business, embarquer tout le monde, cela prend du temps. Pour en arriver là, il faut au préalable retravailler les données internes, comprendre vraiment les produits et technologies, les sources de création de valeur, les accès au marché, le footprint industriel, et en parallèle la segmentation et l’environnement concurrentiel. C’est laborieux, mais c’est la condition sine qua non d’une stratégie solide. Ca n’empêche qu’il y a des moments – notamment dans des contextes de fusion – acquisition — où il faut savoir être flexible, avancer vite, prendre des raccourcis et saisir une opportunité.
Apporter l’outside-in
« Dans tous les environnements dans lesquels je suis intervenu, une lacune récurrente, c’est l’outside-in [la capacité à regarder son activité, depuis son environnement extérieur, en adoptant le point de vue des clients, des concurrents]»
Se décentrer, avoir une vision objective de son marché, comprendre quels sont véritablement les segment stratégiques dans lesquels on opère : ça peut sembler basique mais dans les faits, on en a souvent une conception fausse. Parce qu’on se base sur le découpage interne des activités, du coup on néglige des substituts à son produit ; ou encore parce qu’on se pense un petit acteur de son marché alors qu’on est le leader d’une niche (ou vice-versa). Or avoir une vision claire de son positionnement, cela a énormément de conséquences – qu’il s’agisse de la pérennité du cœur de l’activité ou des opportunités de croissance dans des segments adjacents.
Comment dépasser ces biais pour challenger efficacement les idées reçues ? Grâce à la méthode et aux canevas d’analyse (« Le framework classique des 5 forces de Porter est très efficace. Ca oblige à se poser les bonnes questions, à élargir l’horizon et à regarder le business depuis l’extérieur » ) Et puis grâce à la confrontation sans relâche de sa vision de l’industrie à celle d’autres acteurs, en allant sans cesse à la rencontre d’homologues, de partenaires, de concurrents, d’experts.
Installer un dialogue permanent pendant la phase d’étude
Pas question de laisser les opérationnels à l’écart de la phase de modélisation et d’investigation. « Je cherche toujours à embarquer les opérationnels, et ce n’est pas en lisant un rapport que ça se passe. Ca ne marche pas non plus si les gens sont convoqués à une réunion, s’assoient, écoutent, repartent … », explique Jean-François Tomasin.
Il recommande un comité de pilotage mixte stratégie – opérationnel, et des équipes mixtes sur les différents workstreams, avec des opérationnels qui mettent vraiment la main à la pâte. « Pour intégrer vraiment une étude de marché, il faut avoir commencé par ne rien comprendre, il faut avoir réalisé que le marché n’est pas documenté, avoir tâtonné, s’être cassé les dents. Bien sûr, cela prend de la ressource et du temps, mais à la fin, c’est du temps gagné pour tout le monde. »
Le « bénéfice collatéral », c’est que les opérationnels intègrent des méthodes, des réflexes, qu’ils se mettent en veille permanente des tendances de leur marché, de leurs clients et des initiatives des concurrents.
Chacun à sa place
« Il faut aller au Pérou ! » Souvent, lorsqu’on arrive à la fin de l’exercice stratégique … on a la confirmation de l’intuition qu’avait le CEO dès le départ. Mais la prise de recul et l’analyse auront permis de confirmer, ou de compléter cette intuition. Certes, le Pérou est attractif mais d’autres géographies le sont encore davantage, notre capacité à gagner est peut-être plus importante encore au Brésil…
« A aucun moment je ne me substitue au CEO. C’est lui qui devra développer le business, c’est lui qui fera les aller-retours au Pérou toutes les deux semaines… Mon rôle, c’est d’apporter la vision externe, la vision des tendances, de faire un travail analytique et structuré, et d’être un véritable sparring partner. »